10 avril 2020 : A l’attention des co-présidents FFPP et du Syndicat National des Psychologues
Chers co-présidents
Nous tenons à vous remercier pour l’ensemble du travail que vous effectuez actuellement pour la profession face au covid-19, en coordination avec les psychologues de différents champs. Les nombreux dossiers mis très rapidement en ligne ainsi que la charte déontologique créée avec le Syndicat national des psychologues (SNP) sont des instruments utiles et précieux. Cependant, nous souhaitons attirer votre attention sur deux points.
Le premier concerne l’offre actuelle d’aide psychologique qui se développe massivement. Le Conseil d’Administration de notre association a été en accord avec le dispositif de soutien psychologique par des psychologues bénévoles proposé dès le 28 mars par le SNP. Nous pensions ce dispositif provisoire utile, compte tenu de la situation exceptionnelle, et qu’il permettait de protéger les usagers en les mettant en lien avec des professionnels référencés. Néanmoins, nous considérions nécessaire d’engager la réflexion sur les orientations et les moyens financiers à revendiquer auprès des ministères de tutelle afin de préparer, de nous préparer à une forte demande de prise en charge conséquemment au confinement (notre courriel du 31 mars 2020).
Aujourd’hui, la généralisation du bénévolat et de tarifs de consultation bradés proposés aux psychologues par les plateformes, nous alarment. Nous les identifions comme de potentielles dérives menaçant nos métiers au lendemain de cette crise sans précédent. Nous tenons à préciser que, soutenant l’idée du bénévolat, nous interrogeons ici l’injonction au bénévolat. A l’appel au volontariat pour soutenir les professionnels exerçants des métiers exposés s’accole la quasi évidence du bénévolat de ce volontariat au prétexte de la solidarité. Cette juxtaposition nous questionne sur la reconnaissance du métier de psychologue.
Les aides-soignant.e.s, infirmier.e.s, médecins, agent.e.s d’entretiens travaillent auprès des personnes atteintes par le Covid-19; les caissier.e.s, éboueur.e.s, livreur.euse.s...permettent la continuité des services de première nécessité. Leur demanderait-on de travailler gratuitement ? Au nom de quoi interviendrions-nous, les psychologues, gratuitement ? Doit-on laisser infuser l’idée que l’expérience, la pratique et les capacités d’écoute, d’accompagnement, de soutien, d’élaboration, sont des compétences « sans prix » ? L’affaire est pourtant documentée. La démultiplication de ces pratiques, outre une concurrence déloyale, contribue à la dévalorisation du titre, à la détérioration des conditions d’exercice et à l'ubérisation du métier. Aussi, le CA de PELT a décidé de diffuser à ses adhérents la charte co-rédigée avec le SNP, et qui permet de construire un cadre minima professionnel. Mais nous leur adresserons également ce courrier de vigilance quant aux pratiques bénévoles ou à tarif bradé.
Le deuxième questionnement est celui plus spécifique que les psychologues cliniciens du travail adressent à la profession. Quand ce sont des travailleurs qui font appel aux plateformes ou aux psychologues bénévoles, de quelle façon est écoutée la parole sur le travail, les modalités de la coopération, le travail de l’encadrement ? Comment cette parole est-elle recontextualisée au regard du système organisationnel et institutionnel encadrant le travail ? Nous pointons ici le risque de réduire l’écoute à une problématique individuelle, intime, qui serait décontextualisée de la situation de travail. Les turbulences des personnes vécues dans cette pandémie sont aussi impactées par le travail, lui-même bouleversé aujourd’hui. Nous émettons des craintes sur un système d’écoute bénévole mis en place dans l'urgence, qui viendrait se situer du côté compassionnel, pour entendre une souffrance ou des désarrois qui évacuerait la fonction psychique, sociale et politique du travail.
Par ailleurs, si le vocabulaire de guerre met en avant une problématique psychologique de l'ordre du traumatisme individuel, il risque de faire passer sous silence le rapport entre les perturbations actuelles du travail et leurs effets de fragilisation sur la santé. Le travail a une fonction centrale, structurante (et donc aussi potentiellement déstructurante selon les épreuves vécues) et politique. Nous sommes frappés par l’absence de discours sur le travail, alors que les situations en télétravail, ou en contact avec les clients, les patients, tout autant que les situations de chômage, viennent, on le constate, accroitre les risques psycho-sociaux préexistants. Nous sommes préoccupés des effets de la surcharge de travail, au risque d’épuisement professionnel, de la peur par manque de protection, de perte de repères et de sens quant à l’utilité de son travail pour ceux dont le travail s’est arrêté ou qui se vivent exclus en étant mis d’office au chômage. Mais aussi par les souffrances éthiques sur le travail qui relèvent de conflits largement exprimés par la profession des soignants avant l’épidémie, qui nécessitent d’être socialisés et traités en collectifs, y compris à distance. Cependant, les services d’écoute psychologique à distance ne pourront pas remplacer à terme l’écoute du travail sur site. L’arrangement actuel ne devrait être utilisé que comme mesure d’urgence temporaire dans des circonstances exceptionnelles.
Psychologues cliniciens du travail, nous sommes et serons vigilants à maintenir l’attention aux rapports mutuels entre personnes et travail, entre subjectivités corps et gestes, entre individuel et collectif, entre organisation et management.
Nous vous remercions de diffuser notre message aux adhérents FFPP.
Le CA de Penser ensemble le travail
Claude Crestani, Frederic Conti, Jacinthe Benvenuti, Anne-Sylvie Grégoire, Delphine Rolland, Loise Sacarabany